Pierre-Paul Plante
Officier de navigation au long cours
Durant l’hiver 1958, pendant que les goélettes dorment sur les lisses au chantier maritime de Saint-Laurent-de-l’Île-d’Orléans et que la poudrerie balaie leurs ponts, le silence est brisé seulement par les glaces qui s’entassent par le mouvement des marées. À l’époque, le fleuve fermait à la navigation vers le 15 décembre.
Pendant ce temps, Charles et Ernest Coulombe, dans leur atelier, sont à dessiner les lignes d’eau tirées de leur demi-coque pour leur futur navire d’acier. Les Coulombe sont des visionnaires ; il faut naviguer l’hiver, la demande est là. La compagnie Clarke a besoin de navires pour ravitailler la Basse-Côte-Nord et Terre-Neuve.
Les mois suivants, les Coulombe se rendent au chantier maritime Davie rencontrer les surintendants pour l’estimation des coûts de construction de leur futur navire. Le hasard fait bien les choses : le Lunan, un navire en réparation qui a déchiré ses fonds au large de Saint-Siméon, est là ; le navire appartient à la compagnie Dundee Perth & London. Les Coulombe font une offre d’achat avec réparations, contrat signé, marché conclu. C’est alors qu’en mars 1959 la compagnie Orléans Navigation Inc. est créée. Dans les mois suivants, le Lunan est rebaptisé le Maridan C.
Sur le fleuve Saint-Laurent, c’est presque la fin des goélettes de bois. Les moulins à papier se munissent de grands navires pour le transport de bois de pulpe en vrac (pitounes). La Consolidated Bathurst, qui possède la coupe de bois sur l’île d’Anticosti, fait construire, en 1962, le navire Menier Consol pouvant transporter 1 500 cordes de bois. Des routes se forment sur la Côte-Nord. Graduellement, le transport par camion prend la place.
À cette époque, le ministère des Transports possède deux puissants brise-glaces, même si la navigation d’hiver n’est pas encore autorisée : le D’Iberville, surnommé le roi du nord avec ses 10 800 cv (chevaux-vapeur), et le N. B. Mc Lean,avec ses 6 500 cv. Leur mission est de prévenir les inondations entre Québec et Montréal et d’assurer la circulation des glaces pour éviter les embâcles dans les ports de Québec et de Montréal. En 1962, la Garde côtière canadienne est créée. Les coques des navires passent du noir au rouge, les cheminées du jaune foncé au blanc, ornées d’une bande et d’une feuille d’érable rouges.
Durant l’hiver 1957, le caboteur D’Vora, avec ses 50 m de longueur, jaugeant 725 tonnes, ne possédant que 800 cv et commandé par le capitaine Adrien Dubé, largue les amarres de Québec vers Sept-Îles. En 1958, le navire effectue neuf voyages dans les glaces sur le Saint-Laurent. Le capitaine Dubé reçoit les félicitations du propriétaire Raymond Duval et du maire de Québec, Wilfrid Hamel : la navigation d’hiver est devenue praticable.
La tradition de la remise de la canne à pommeau d’or apparaît pour la première fois à Québec en 1835. Le premier objet présenté au vainqueur de la compétition était en fait une tabatière plaquée or. Quant au port de Montréal, c’est quelques années plus tard, en 1964, qu’il est ouvert à l’année longue. Un navire danois, le Helga Dan,s’amarre le 4 janvier. Le capitaine Hingberg remporte la canne à pommeau d’or : c’est le premier navire de l’année battant pavillon étranger à atteindre le port de Montréal sans escale.
En 1967, deux centres maritimes voient le jour, à Montréal et à Québec ; celui des Escoumins ouvre vers 1970. Dans ces années-là, je naviguais sur le Chimo, ce navire ravitaillait Saint-Jean, Terre-Neuve, depuis Montréal. La navigation de nuit était interdite, les bouées d’hiver à espars étant le plus souvent couchées sous la glace ou déplacées.
Le navire s’amarrait à l’Anse-au-Foulon pour la nuit. Plusieurs membres d’équipage se rendaient à la taverne L’Escale se mouiller le gosier. Moi, je m’empressais de sauter dans un taxi pour rendre visite à mes parents, à l’île d’Orléans. Un soir de Noël, la famille était partie assister à la messe de minuit à l’église de Saint-Laurent ; sur la galerie, je regardais par la fenêtre de la cuisine et j’ai pu voir ma mère s’affairer autour de son fourneau, arroser la dinde d’une bonne sauce, pour le réveillon. Quelle surprise pour mes frères et sœurs au retour de la messe ! Un de mes plus beaux Noël en famille ! Le capitaine Chouinard largua les amarres au lever du jour, ayant à son bord un pilote pour la conduite du navire jusqu’à Trois-Rivières et une relève jusqu’au hangar de la Clarke, à Montréal.
Aujourd’hui, les navires remontent le Saint-Laurent jour et nuit jusqu’à Montréal grâce à des radars plus performants avec systèmes d’identification des navires, cartes marines électroniques, GPS, bouées d’hiver lumineuses.
Ces dernières années, la banquise côtière tarde à se former, plus courte ou cassée en février. Changement climatique ? Pour nous, les insulaires, l’hiver, avec son fleuve, nous offre le plus beau spectacle du monde.
Référence : Les bateaux des Coulombe, plus qu’une histoire de famille.
Le Louis S. St-Laurent sillonne le fleuve en hiver. ©Pierre-Paul Plante
Photo d’époque du chantier des Coulombe. ©Courtoisie

2 commentaires
Excellent article Pierre-Paul. Grand Merci! pour l’histoire.
Je me joins à Gaétane pour te féliciter de cet excellent article.
Jocelyne